Eugenia Varela -L’Inconscient et le cérébro-centrisme des neuro-cognitivistes
A l’occasion de son opération commando en 1967 [1], Jacques Lacan voyage en province pour faire des interventions. Il prononce son séminaire l’Acte psychanalytique et la Proposition sur le psychanalyste de l’École, écrit trois textes clés parmi lesquels figure La Méprise du Sujet supposé-savoir [2], qui nous intéresse, entre autres, pour tracer une ligne de démarcation avec le langage des neurosciences qui parlent de la psychanalyse comme d’une affaire du passé et de Lacan, destitué de sa fonction du sujet supposé savoir. Qu’est-ce que l’inconscient ? Cette question résonne au début de ce texte, il considère cette découverte « la plus révolutionnaire qui fût pour la pensée » où la dimension de l’Unheimlich dans l’appréhension de la réalité pour le sujet est dans le lien le plus intime à la jouissance inconsciente. Son texte sur le Witz, avec le trait d’esprit famillonnaire [3], raconté par un personnage de fiction de Henri Heine, Hirsch Hyacinthe, démontre que l’articulation de l’inconscient produit un dire nouveau. Prendre l’inconscient comme un fait et non pas comme un effet du signifiant provoque une errance sans fin. « L’inconscient n’est pas subliminal, faible clarté. Il est la lumière qui ne laisse pas sa place à l’ombre, ni s’insinuer le contour. Il représente ma représentation là où elle manque, où je ne suis qu’un manque du sujet » [4]. L’inconscient n’est pas un savoir déjà là qui pourrait s’extraire du fond de la mémoire, il est un vide.
La morale, la religion et l’herméneutique avaient momifié cette découverte comme une perte de mémoire, un état d’inconscience et d’évolution biologique de l’être dans le monde. Cette déformation postfreudienne de l’inconscient montre la régression opérée vers la science traditionnelle qui injecte l’âme dans un « être qui pense », là où voudraient se fonder les nommées sciences humaines, l’éducation et la santé mentale. Une forme de la pensée qui pourrait se mesurer par la conduite, régulée elle-même par le système nerveux et sans aucune référence au sujet. Au milieu de cet obscurantisme ont émergé les experts du cognitivisme-comportemental pour classifier la souffrance et prendre le corps dans son lien harmonieux à la santé : sa forme, son âme. [5] Ce que je nomme le cerebro-centrisme atteint son apogée au milieu de cette régression du savoir scientifique.
Dans l’entretien « Radiophonie » en 1970 [6], Lacan parle de l’effet de « disruption » provoqué par le signifiant qui ne produit pas un effet de sens après-coup, puisqu’il est bien actuel et bien réel. Les effets du langage antérieurs à la signifiance d’un sujet sont une matérialisation de l’inconscient, une « alluvion » et un « dépôt » qui marque le corps. [7] Dans son dernier enseignement, l’Un du signifiant et l’Un de jouissance qui viennent par le langage sont premiers dans le sens de l’irruption qui se répète dans le corps, ses effets ne s’additionnent pas, car ils ne font pas chaîne. Il ne s’agit pas d’un retour de refoulé, ni d’une faute de mémoire, mais de la marque que l’Un commémore avec le surgissement de la jouissance. Avec ce réel sont noués les dimensions imaginaire et symbolique du corps par la relation topologique du sinthome [8].
La régression du savoir scientifique promue par les neuro-cognitivistes concerne l’inconscient pris comme un organisme physique et une question de santé mentale. Ils ont aussi effacé la rupture qui a impliqué l’émergence du discours scientifique au xvie et xviie siècles. Les hommes du xvie siècle connurent une nouvelle cosmologie, l’univers était centré selon l’astronomie de Copernic qui – en plus d’être un grand mathématicien –, prenait le soleil comme un Dieu [9]. Au xviie siècle, Descartes fonda sa méthode scientifique, en supposant un Dieu, où étaient écrites les vérités concernant le réel, réduisant cet Autre à la lumière naturelle, trace du réel qui soutient sa cogitation [10]. Dans la « Troisième Méditation », Descartes attribue à la lumière naturelle, un principe de causalité distinct de ce que nous pouvons apprendre par nature, une discontinuité est produite entre la cause et la loi dans cet axiome préalable à son cogito. L’application de son axiome aux idées signe par son ergo cogito l’acte de naissance de la réalité psychique [11].
L’herméneutique est promue comme une science chez les neuro-cognitivistes, puisque par l’usage qu’ils font des appareils d’observation du cerveau, ils trouvent toutes sortes de « troubles de comportement » à classifier incluant même « le stress post-traumatique ou psycho-traumatique qui provoque les pathologies de la mémoire ». Le cerveau est un objet de la nature qui répond aux imprécations du neuro-magicien qui lui fait dire tout et tutti quanti. Sans aucune relation au langage, au corps, ni à la jouissance d’un être parlant, les techniques de suggestion sont fondées par les paroles du prestidigitateur et par les images digitales pour tous. La conception de la matière est définie par la nature par un retour en arrière de quelques siècles.
Un scoop dans les réseaux et la presse internationale a été la publication de The Nationale Science Review of China à propos de l’expérience réalisé par l’Institut de zoologie de Kunming et de l’Académie de sciences de Chine avec le soutien de l’Université de North Caroline [12]. Des scientifiques chinois ont implanté des « gènes clés pour le développement du cerveau humain dans le cerveau des macaques, espérant obtenir quelques lumières sur l’évolution de l’intelligence humaine et augmenter la mémoire des macaques, en produisant dans leurs cerveaux des propriétés proches des humains ». Recherche qui fut ratifiée par leur collègue de l’Institut Pasteur de Paris, Pierre-Marie Lledo, directeur du département des neurosciences. De onze macaques soumis à la greffe « du gène de l’intelligence humaine » seulement cinq ont survécu, question critiquée par leurs collègues de North Caroline qui ont déclaré que « des êtres humains sont produits par la modification génétique mais ne peuvent pas survivre ». Le directeur de l’Institut Pasteur a répliqué que « l’expérience donnera des lumières sur des maladies inconnues par la génétique, comme la schizophrénie ». Les scientistes annoncent une nouvelle aurore qui verra poindre un nouveau cerveau et une nouvelle humanité, par la noblesse de ses intentions en vue de pénétrer les mystères de la matière, et l’art de fabriquer un nouvel astre, le cerveau pédagogique.
[1] Miller J.-A., quatrième de couverture de l’ouvrage : Lacan J., Mon Enseignement, Paris, Éditions du Seuil, Coll. du Champ Freudien, 2005.
[2] Lacan J., « La méprise du sujet supposé savoir », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 329.
[3] Lacan J., Le Séminaire, Livre v, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, Paris, 1998, p. 9.
[4] Lacan J., « La méprise du sujet supposé savoir », op. cit., note1 p. 334.
[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris viii, cours du 3 décembre 2008, inédit.
[6] Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, op. cit., p. 415.
[7] Ibid., p. 417.
[8] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un tout seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris viii, cours du 23 mars 2011, inédit.
[9] Varela E., Discours de la science et modernité, consultable à https://www.academia.edu/27981541/Discours_de_la_science_et_modernit%C3%A9; Varela E., Paradoxes de la sexualité contemporaine, thèse du département de psychanalyse de l’université Paris viii, novembre 2012.
[10] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un tout seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris viii, cours du 18 mai 2011, inédit.
[11] Ibid.
[12] « Chine : des scientifiques veulent rendre des singes plus proches de l’homme », Le Point.fr. Consultable à https://www.lepoint.fr/sciences-nature/chine-des-scientifiques-veulent-rendre-des-singes-encore-plus-proches-de-l-homme-26-04-2019-2309732_1924.php
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