Sophie Gayard – Incomparable

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« L’ours polaire et la baleine, dit-on, ne peuvent se faire la guerre, car, étant chacun confiné dans son propre élément, ils ne peuvent se rencontrer. » [1] C’est à cette phrase de Freud que m’a fait penser le titre du congrès Pipol 9 qui s’annonce : « L’inconscient et le cerveau, rien en commun » ! Rien en commun, c’est-à-dire pas d’intersection ni de comparaisons possibles. Car toute comparaison des mérites de chacun finit par réintroduire inévitablement, voire nourrir, le présupposé implicite d’une part commune tout en poussant à la compétition. Paradoxalement, l’incomparable inviterait plutôt à la modestie.

Si l’Œdipe était « un rêve de Freud » [2], c’est aussi avec un autre de ses rêves que Lacan nous a permis de rompre : celui de l’ancrage de la psychanalyse dans les sciences, pour Freud celles de la nature. Que l’avènement du discours de la science ait fait partie des conditions de possibilité de l’émergence de la psychanalyse ne comporte pas pour autant que celle-ci vienne se ranger dans les sciences. 

C’est donc, me semble-t-il, dans la définition de notre objet que réside l’enjeu de ce Pipol : qu’est-ce que c’est que l’inconscient, aujourd’hui, pour la psychanalyse ? Qu’il reste un « concept fondamental » nous oblige à tenter d’en rendre raison. Il est possible que sa définition se soit pluralisée sinon modifiée, de l’inconscient « hypothèse nécessaire et légitime » [3] pour Freud à l’inconscient réel qui inclut le corps vivant du dernier Lacan. 

En tant qu’il est insu, il est donc un savoir. En tant qu’il est effet, il fait signe du sujet. En tant qu’il parle, il tient non seulement au langage mais aussi au corps et à la jouissance. Déjà là où toujours neuf, il se décline donc dans plusieurs temporalités mais aucune localité.

Il ne peut se repenser aujourd’hui qu’en articulation au nouage des trois registres RSI et donc à la clinique borroméenne promue par Lacan dans son dernier enseignement, à l’invention du sinthome comme « quelque chose qui réponde non pas à l’élucubration de l’inconscient mais à la réalité de l’inconscient » [4]. Plus que jamais l’apostrophe de Jacques-Alain Miller au Dr Lacan : « L’inconscient – drôle de mot ! » [5], ainsi que la réponse de ce dernier restent d’actualité. Sans espoir de résorber le malentendu, c’est cependant en faisant entendre la particularité de ce qu’est l’inconscient pour la psychanalyse que nous pouvons tenter de soutenir la spécificité de celle-ci : pas une Weltanschauung mais une praxis incomparable aux autres disciplines certes, et permettant à ceux qui s’engagent dans l’expérience de se faire une idée de ce qui rend chacun incomparable à chaque autre, au-delà de ce qui se ressemble ou se dissemble et peut donc s’évaluer. Cette part d’incomparable – grain de sel et grain de sable à la fois – qui gît au cœur du sujet marque aussi la place même de la psychanalyse dans son débat avec les autres discours. 

[1] Freud S., « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile (L’homme aux loups) », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1981, p. 358.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 135.

[3] Freud S., « L’inconscient », Métapsychologie, folio essais, p. 66.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 139.

[5] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 511

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