Paula Galhardo – Suis-je mon cerveau ? – Sur « Je ». Une traversée des identités de Clotilde Leguil

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Le cerveau est partout. Chaque jour, on découvre un nouveau champ d’application des neurosciences et, à notre grand soulagement, on a finalement trouvé le « soi » : on peut désormais mesurer l’activité cérébrale associée au choix, à l’agressivité, à la croyance religieuse, au bonheur, à l’ennui, ou encore au goût pour la musique ou pour le chocolat. Il n’y aurait donc plus qu’à acter l’équivalence entre le sujet et le cerveau. Même si certaines de ces « découvertes » nous font sourire, l’enjeu est majeur. Car, comme nous le dit Jacques-Alain Miller, nous sommes aujourd’hui confrontés au « neuro-réel » : il s’agit de quantifier le qualitatif, le chiffre devenant le garant de l’être et le seul moyen de faire la différence entre l’apparence, les semblants et le réel [1].

Dans « Je ». Une traversée des identités [2], Clotilde Leguil propose un éclairage crucial de l’écart existant entre le « Je » et la logique de la quantification régissant les disciplines qui cherchent à rabattre le sujet sur ce drôle d’organe qu’est le cerveau. Son point de départ est un fait indéniable : le « Je » se trouve aujourd’hui menacé par une logique quantificative, qui tend à dissoudre toute particularité dans de l’homogène. Cette logique s’empare même du rapport intime que le sujet a avec lui-même, conduisant chacun à quantifier non seulement sa performance et son efficacité, mais aussi sa souffrance et ses émotions : de la productivité à l’amour et à la tristesse, tout devient mesurable, passible de rentrer dans une échelle.

Face à ce soi quantifié et quantifiable, se pose la question de savoir s’il s’agit là de la marche forcée de la science qui, après avoir maîtrisé la nature par le chiffre, se tournerait vers l’homme, cherchant donc à naturaliser l’esprit. La réponse que nous donne C. Leguil s’écarte de cette position naïve, souvent soutenue par les défenseurs de cette démarche. Sur ce point, elle nous rappelle le lien paradoxal existant entre le sujet et la science moderne. D’une part, le « Je » est issu des avancées de la science, car c’est la perte du cosmos qui rend possible l’émergence du sujet comme un rapport singulier à soi-même. D’autre part, ce même sujet se trouve aujourd’hui menacé par le discours scientifique qui cherche à rendre tout mesurable. Selon l’auteur, il faut rapporter la tentative de quantifier le sujet humain à un changement de nature politique, celui de l’émergence d’une société fondée sur l’individu, suite à la chute de l’Ancien Régime. Ce changement entraîne la nécessité de formuler un savoir sur la population dans le but de la maîtriser. C’est le moment historique de la naissance de la statistique comme discipline et de l’avènement de la figure de l’« homme moyen » – cet homme mesurable, chiffrable, et qui fait songer à L’Homme sans qualités de Robert Musil [3].

Or, l’œuvre de Freud peut être considérée comme une réaction à cette tentative de rendre l’humain homogène. Certes, Freud tenait à inscrire la psychanalyse sous le signe de la science. Cependant, comme nous le rappelle J.-A. Miller, il a rencontré un obstacle majeur : le fait que psychanalyse « avait affaire avec un certain réel opposant une résistance à se conformer au régime de l’homogène » [4]. C’est de ce côté là – celui de la résistance à l’homogénéisation et à la maîtrise – que se situe le « Je » dont il est question en psychanalyse.

Le livre de C. Leguil attire notre attention sur le fait que ce « Je » ne peut pas s’approcher du dehors : il est justement « ce qui n’existe pas du point de vue de la mentalité statistique » [5]. Si le sujet de la psychanalyse est de l’ordre de l’incommensurable, c’est parce qu’il est un certain rapport à sa propre existence qui ne peut s’aborder qu’en première personne. Le « Je » dont il s’agit est tout d’abord ce qui ne tourne pas rond, ce qui résiste à la maîtrise et ne se laisse pas cerner – le pari d’une analyse étant précisément celui de le faire exister, d’ouvrir l’espace dans lequel le sujet de l’énonciation puisse advenir. C’est en ce sens que le sujet de l’inconscient est aux antipodes de ce « soi » que les disciplines « neuro- » situent dans le cerveau : il ne s’agit pas d’un sujet que l’on cherche à mesurer et à asservir, que l’on enjoint à augmenter ses performances et sa résilience ou à réduire sa tristesse et sa vulnérabilité. S’il n’y a rien en commun entre le « Je » et le cerveau, c’est précisément parce que l’appel de la psychanalyse au « Je » est tout autre : celui de répondre de sa « clocherie », non pour la maîtriser, mais pour se faire responsable de ce qui échappe à la logique de l’homogène et du chiffrable.

[1] Miller J.-A., « Neuro-, le nouveau réel », La Cause du désir, no 98, 2018, p. 111-121.

[2] Leguil C., « Je ». Une traversée des identités, Paris, puf, 2018. Je m’appuierai ici surtout sur la discussion déployée dans le deuxième chapitre, p. 71-94.S

[3] Musil R., L’Homme sans qualités, Paris, Gallimard, 1973.

[4] Miller J-A., « Neuro-, le nouveau réel », op. cit., p. 111.

[5] Leguil C., « Je ». Une traversée des identités, op. cit., p. 86.

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