Jessica Tible – La césure
Un vent nouveau souffle sur notre champ de travail emportant avec lui un pilier du discours psychanalytique : l’hypothèse de l’inconscient. Il se fait l’invité d’honneur de cette consécration moderne de L’homme neuronal [1], hôte qui s’avère finalement peu accueillant à le modeler stricto sensu sur l’élucidation des processus cognitifs non-conscients. Pourtant, l’inconscient freudien n’a « rien en commun » avec cet inconscient cognitif issu de l’imagerie cérébrale développée par les neurosciences pour rendre compte, entre autres choses, du système de la mémoire, des processus de traitement de l’information ou encore de la gestion des émotions. Le cadre structural apporté par Jacques Lacan, directement emprunté à la linguistique saussurienne, a fourni une légitimité scientifique à l’hypothèse freudienne que résume cet aphorisme proche du pléonasme : « L’inconscient est structuré comme un langage » [2]. Au fond on aurait pu s’en tenir là, à ce à quoi Cicéron lui-même aspirait en son temps – Que chacun s’exerce dans l’art qu’il connaît. Mais « Santé ! », dirons-nous, le discours psychanalytique à de beaux jours devant lui ne reculant pas à s’assoir à table pour engager la « parlote » avec une vieille connaissance qui, à l’époque, menait Freud à la découverte – non pas de la réalité –, mais de la vérité de l’inconscient.
Fasciné très tôt par ses lectures de Darwin et de Goethe, Freud a choisi des études de médecine plus par dépit que par conviction : « J’étais plutôt mû par une sorte de soif de savoir, mais qui se portait plus sur ce qui touche les relations humaines que sur les objets propres aux sciences naturelles » [3]. Au sein du laboratoire de physiologie d’Ernest Brücke, puis interne dans le service de Meynert, il se consacre essentiellement à l’étude du système nerveux, spécialité peu en vogue à Vienne, alors que le nom de Charcot brille au loin. Reçu dozent en neuropathologie, il obtient une bourse d’étude pour un voyage à Paris d’octobre 1885 à mars 1886. Bien que certains pans de son enseignement n’aient pas résisté au temps, Freud voua toute sa vie une admiration profonde au Professeur Charcot pour avoir non seulement authentifié et objectivé les phénomènes hystériques libérant ces femmes (de façon analogue à Pinel) du carcan systématique de la simulation, mais également proposé une extension diagnostic à la gente masculine. Installé comme Médecin des nerfs ou spécialiste des maladies nerveuses dès son retour à Vienne, Freud publie en 1891, et pour la première fois, une Contribution à la conception des aphasies. Il y discute essentiellement l’hypothèse d’une étiologie organique et cérébrale des troubles du langage, telle qu’elle est développée dans les travaux récents de Broca et Wernicke, en France et en Allemagne. Finalement, Freud va venir trancher le débat d’une façon décisive par une distinction fondamentale : « La chaîne des processus physiologiques dans le système nerveux ne se trouve probablement pas dans un rapport de causalité avec les processus psychiques ». L’un et l’autre progressant de façon « parallèle » [4], toute tentative de localisation cérébrale du fait psychique botte ici en touche.
Sous-tendu par une approche psychopathologique, Freud propose moins une « contribution » à la théorie des aphasies qu’une élucidation du dysfonctionnement de la faculté de langage caractéristique de la clinique des aphasies. Il ouvre ainsi la voie à la construction d’un appareil spécifique, Sprachapparat, l’« appareil de langage » [5], qu’à bon droit nous pouvons considérer comme le précurseur de « l’appareil psychique » tel qu’il sera proposé dans le Chapitre vii de la Traumdeutung. Mais l’appareil façonné par Freud dans sa Contribution s’élabore sur le circuit sensoriel de la voix comme possibilité, entre l’oreille et la bouche, entre l’entendu et la production sonore, d’un langage articulé. Autrement dit, il s’introduit dans une approche empirique qui n’est pas sans nous rappeler la célèbre statue de Condillac qui s’éveille à mesure que les expériences sensibles forgent l’âme humaine. Freud se met en quête d’une logique des représentations comme productions d’origine sensorielle, fruits d’impressions venues du dehors. A ce titre, il se voit dans l’obligation de distribuer trois termes – l’objet, la représentation d’objet, Sachvorstellung, et la représentation de mot, Wortvorstellung. Freud esquisse ici un schéma à deux ensembles : celui de la représentation de mot comme un complexe clos et celui de la représentation d’objet comme un ensemble ouvert sur le monde extérieur, celui des objets sensibles. Laissant à la physiologie la question du référent, Freud spécifie du terme de « symbolique » [6] la relation qui s’établit entre le mot et la représentation d’objet. Cette clinique différentielle exigée par Freud réouvrait la fenêtre sur une spécificité du fait psychique (dont l’unité de base communément admise est la « représentation » comme « entité », « atome », tenant lieu spécifique de la vie psychique depuis l’essai d’une psychologie scientifique voulue par le philosophe allemand Johann Friedrich Herbart [7]) contre cette tendance contemporaine au réductionnisme épistémologique qui visait sa résorption dans un abord purement physiologique, organique, voire neuronal.
À noter donc la ligne droite dans laquelle s’inscrit la littérature freudienne dite « pré-psychanalytique » et qui se veut à double tranchant : d’un côté, celui d’« un coup de grâce » porté à l’idéalisme allemand. Ce geste décisif inscrit pour Jacques Lacan ce qu’il appelle, en 1969, « l’Évènement Freud » : « C’est la mise en question radicale de tout effet de représentation, la disparition d’aucune connivence avec la représentation de ce qu’il en est du représenté comme tel » [8]. D’un autre côté, si Freud entend dégager une structure de la représentation dont les premières modélisations se supportent d’un appareil neuronique, il énonce d’emblée sa volonté de « séparer autant que possible le point de vue psychologique du point de vue anatomique » [9]. À ce titre, l’Entwurf [10] se présente comme une plaque tournante dans le progrès interne de la pensée freudienne : essai non achevé, délaissé au détour de la quatrième partie consacrée à la théorie du refoulement. Freud renonce ici à son « idéal » [11], celui de donner un support matériel à la philosophie de la représentation par la voie neuronique. Pour autant, il ne perd pas de vue ce qu’il a dégagé par ailleurs : une structure logique de l’appareil psychique telle qu’elle est résumée dans L’interprétation du rêve. Dorénavant, c’est sur la notion d’ « après-coup » [12], nachträglich, exhumée par Jacques Lacan au moment de la scission survenue à la Société psychanalytique de Paris et marquant le début de son enseignement, que va reposer l’élucidation des formations de l’inconscient [13].
Ce bref retour à ce que l’on appelle communément la préhistoire de la psychanalyse, nous offre quelques étoffes pour répondre avec élégance à cette invitation presque inattendue. En effet, nous n’ignorons pas que c’est de la séparation et de l’irréductibilité de ces deux champs d’études que Freud a été porté à explorer la voie royale de l’inconscient. C’était sans compter par ailleurs sur l’émergence d’un mouvement inédit venu des USA et connu sous le nom de « neuropsychanalyse » dont l’ambition clairement affichée est celle d’une alliance entre neurosciences et psychanalyse sous prétexte d’un Freud qui n’aurait pas eu les instruments techniques de son ambition théorique. Qu’il serait bon de remettre l’ouvrage sur le métier pour éclairer le sens de ce « retour à Freud », ici radicalement autre, profondément détourné du sens de l’appel lancé par Jacques Lacan dès 1953. En ces temps, c’est au sein même de la communauté analytique que se développait une prévalence marquée pour la relation imaginaire au détriment de ce que Lévi-Strauss découvrait alors de « L’efficacité symbolique » [14]. Mais nous serions bien en peine à nous orienter de ce premier Lacan habitué à converser avec les tenants lieux d’une egopsychology fleurissante. Il semble dorénavant éprouvé que l’instabilité du rapport spéculaire est impropre à donner consistance à la subjectivité humaine. Exit l’ego, place au cerveau. Le résultat est le même, sinon pire : non plus « aversion » [15] pour la fonction de la parole mais déni profond de ses effets subjectifs et, par voie de conséquence, de la condition humaine. Cette invitation ouvre donc à la répétition : à la fois pour continuer à poser les conditions et les bases épistémologiques du discours psychanalytique et, à la fois pour en renouveler la portée depuis le sens propre du « retour à Freud » [16] proposé par Jacques Lacan. En effet, les néologismes qui font le sel de son enseignement, et spécifiquement à partir des années 1970, rendent compte d’un dernier Lacan qui n’a jamais été aussi proche du premier Freud déchiré entre la neurophysiologie, un système vitaliste, une vie organique, instinctive et pulsionnelle d’un côté, et les effets subjectifs d’une parole articulée de l’autre : parlêtre, lalangue, motérialisme, etc. Tout autant de créations langagières pour rendre compte de cet inconscient freudien réintégrant la part pulsionnelle et de jouissance du corps vivant jusqu’alors en exil réciproque avec le registre du signifiant.
[1] Changeux J-P., L’homme neuronal, Paris, Fayard/pluriel, 2012.
[2] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 490.
[3] Freud S., Ma vie et la psychanalyse, Paris, Idées/Gallimard, 1950, p. 13-14.
[4] Freud S., Contribution à la conception des aphasies, Paris, puf, 1983, p. 105.
[5] Ibid., p. 122.
[6] Ibid., p. 128.
[7] Le Gaufey G., Le lasso spéculaire, Paris E.P.E.L, 1997, p. 192.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre xvi, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 193-194.
[9] Freud S., Contribution à la conception des aphasies, op. cit., p. 122.
[10] Freud, S., « Esquisse d’une psychologie scientifique » (1895), La naissance de la psychanalyse, Paris, puf, 1956, p. 313-396.
[11] « Je constate que, par le détour de la médecine, tu atteins ton premier idéal qui est de comprendre la physiologie humaine. Pour moi, je nourris dans le tréfonds de moi-même l’espoir d’atteindre par la même voie, mon premier but : la philosophie. » Freud S., « Lettre à Fliess no 39, 1-1-96 », La naissance de la psychanalyse, op. cit., p. 125.
[12] « Nous ne manquons jamais de découvrir qu’un souvenir refoulé ne s’est transformé qu’après coup en traumatisme » Freud S., « Esquisse d’une psychologie scientifique » (1895), La naissance de la psychanalyse, op. cit., p. 366.
[13] « Alors, voyez-vous, là, je suis tout à fait frappé d’une chose, c’est que le psychanalyste ne se rend pas compte de la position décisive qu’il a en articulant, nachträglich comme s’exprime Freud, un « après-coup » qui fonde la vérité de ce qui a précédé. Il ne le sait pas vraiment, ce qu’il fait en faisant ça. L’après-coup, vous pouvez trouver ça dans les premières pages d’un certain vocabulaire qui est sorti il n’y a pas très longtemps. Inutile de vous dire que cet après-coup, personne ne l’aurait jamais mis dans un vocabulaire freudien si je ne l’avais pas sorti de mon enseignement. Personne avant n’avait jamais remarqué la portée de ce nachträglich, encore qu’il soit à toutes les pages de Freud. » Lacan J., Mon enseignement, (1967-1968), Paris, Seuil, Champ Freudien, 2005, p. 62-63.
[14] Lévi-Strauss C., « L’efficacité symbolique » (1949), Anthropologie structurale, Paris, Plon/Pocket, 1974, p. 213-234.
[15] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage » (1953), Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 242.
[16] Lacan J., « La chose freudienne ou Sens du retour à Freud en psychanalyse » (1955), Écrits, op. cit., p. 401-436.