Jean-François Lebrun – Mythologie cérébrale
Quand on a dit que tout état psychologique traduit un état du système nerveux ou lui est parallèle, on s’est interdit la porte de tout savoir concret pour ouvrir les écluses de la Gehirnmythologie [1]
Que l’inconscient dépende du cerveau n’est en rien démontré. Or la naturalisation de l’humain est tenue pour acquise. C’est vendu. L’actualité médiatique nous en imprègne. Elle rentre dans le langage courant. Tel nouveau patient demande un reset de son cerveau. « On doit s’opposer » disait Jean-Claude Milner, « à tous les mouvements qui font passer pour démontré, ce qui n’est pas démontré. » [2]
Y. Leibowitz [3], neurologue et philosophe, a fait le relevé des apories qui jalonnent le problème psycho-physique. Sans nullement affirmer qu’il existerait deux mondes distincts, il part de la distinction épistémologique entre le monde physique et le monde des événements psychiques, du point de vue de la connaissance qu’il est possible d’en avoir. Aucune corrélation n’est possible entre eux. Un abîme les sépare. Le premier, fait de matière et d’énergie exprimées en termes physiques et chimiques, relève de l’observable et des sciences de la nature. Il est accessible à tous : c’est le domaine public de la connaissance humaine. Le cerveau en fait partie.
Le monde des événements psychiques, par contre, ne relève pas du domaine public : il ne peut être connu que par celui qui l’éprouve. Il relève du domaine privé de la connaissance. Un facteur psychique ne peut être une cause dans le monde physique, qui n’est régi que par des échanges de matière et d’énergie. Le cerveau, donnée physique, effectue des échanges de matière et d’énergie, il ne saurait causer un processus psychique. Chacun de ces deux mondes forme un ensemble unitaire, fonctionnel, sans corrélation avec l’autre : un fait physique ne peut produire qu’un fait physique ; un fait psychique ne renvoie qu’à un fait psychique. Du point de vue du savoir, la séparation est complète entre eux. Leibowitz poursuit : « déduire que n’existe que ce qui peut être saisi dans les catégories des sciences de la nature est une inférence à partir de ce qui a été prouvé vers ce qui n’a absolument pas été prouvé. » [4]
Leibowitz différencie alors les théories dualistes des théories monistes, selon qu’elles distinguent la substance matérielle (cerveau) d’avec la pensée, ou qu’elles ne reconnaissent qu’une seule substance. Le dualisme interactionniste du corps et de l’esprit à la façon de Descartes pose l’existence d’une causation réciproque entre événements mentaux et cérébraux. Son défaut fondamental réside dans une confusion autour de la notion de loi causale : celles à l’œuvre dans les sciences de la nature diffèrent radicalement de celles qui régissent le monde psychique. Sauf à invoquer la glande pinéale… Autre conception dualiste, le parallélisme postule un appariement des processus physiques et psychiques. On ne voit pas qu’une telle coordination soit possible, sauf à admettre avec Leibniz un horloger cosmique produisant cette harmonie [5].
Les théories monistes. Le premier courant, l’épiphénoménisme, n’admet comme réalité que le seul monde physique. Les événements s’y enchaînent suivant les lois de la nature. Le psychique produit unilatéralement par le monde physique n’est qu’un épiphénomène. Tout état psychique n’est qu’une expression de l’état cérébral dont il est l’homologue. Le cerveau sécrète les pensées; les états psychiques ne sont qu’ombres et illusions. Leibowitz objecte : « Celui qui attribue à l’activité cérébrale la création d’illusions se figure, face au cerveau, un esprit pour lequel cette illusion est causée : l’épiphénoménisme se réfute lui-même. » [6]
Etant donné l‘impossibilité d’établir aucune corrélation, par l’interactionnisme, le parallélisme ou l’épiphénoménisme, reste donc à la nier. Dernière théorie, celle de l’identité postule que la réalité psychique est la réalité physique. Elle veut démontrer que les phénomènes appréhendés comme psychiques ne sont pas du domaine privé de la conscience mais du domaine public de la connaissance scientifique. Mais dira-t-on comment affirmer l’identité entre réalité cérébrale et réalité psychique, si on ne peut nier entre eux la différence, évidente, entre des processus physicochimiques et des événements psychiques ?
L’auteur poursuit : l’homme est un être psycho-physique, c’est même sa seule certitude. Mais la nature de cet ancrage est opaque. Le concept du lien n’existe pas. Ce n’est qu’un axiome. Que le cerveau soit une machine effectuant une opération renvoie à la question de l’agent qui le fait agir. « Ce n’est pas le cerveau qui pense, c‘est le propriétaire du cerveau » [7]. Dans toute théorie organiciste, disait Lacan, nous retrouvons « le petit homme qui est dans l’homme » [8].
Leibowitz affirme ainsi une discontinuité absolue. Cependant, le sujet qu’il convoque dans sa critique est le sujet de la connaissance. Revenons à notre clinique analytique. « Est-ce là ce dont il s’agit dans l’articulation signifiante ? » demande Lacan, « Non, il n’y a rien de commun entre le sujet de la connaissance et le sujet du signifiant. » [9] Le sujet est un trou dans le savoir. Du fait qu’il parle, la psychanalyse fait l’hypothèse d’une autre causalité, sexuelle. Deux dimensions interviennent : l’extériorité de la combinatoire signifiante par rapport au sujet, et l’extériorité la plus intime au corps, extime, qu’est la jouissance [10]. Zenoni indique ainsi qu’à l’axe âme-corps, ou cerveau-pensée, la psychanalyse substitue, en une clinique transversale [11], l’axe signifiant-jouissance. D’une question sur le cerveau, son lien avec le corps, nous passons à la problématique « de la satisfaction et du renoncement, du désir et de la loi. Elle est essentiellement d’ordre érotique et éthique à la fois » [12].
[1] Politzer G., Critique des fondements de la psychologie, Paris, puf, 1967, p. 71.
[2] Milner J.-C., Clarté de tout, Lagrasse, Verdier, 2011, p. 69.
[3] Leibowitz Y., Corps et esprit (transcription d’une série d’émissions radiophoniques de 1982), Paris, Cerf, 2010.
[4] Leibowitz Y., op. cit., p. 61.
[5] Ibid., p. 64.
[6] Ibid., p. 69.
[7] Ibid., p. 91.
[8] Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 160.
[9] Lacan J., Le Séminaire, livre xvii, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 53.
[10] Zenoni A., « Hors corps et âme », La Lettre mensuelle, 1999, no 179, p. 9.
[11] Zenoni A., op. cit., p. 26.
[12] Zenoni A., « Deux cliniques du corps, phénoménologique et psychanalytique », Les Feuillets du Courtil, no 13, 1997, p. 24.