Élisabeth Marion- Manipulation mentale ?
La mémoire dans la peau [1] est le premier film d’une série qui a connu un grand succès. Le premier opus commence ainsi : un homme est repêché dans l’océan, inanimé. Il a été blessé par balle et est amnésique. Nous saurons plus tard que son amnésie résulte d’un conditionnement qu’il a subi dans le but de faire de lui une machine à tuer sans états d’âme. Dans son corps, il découvre une capsule. De là, ce héros décidé, interprété avec conviction par Matt Damon, enquêtera pour retrouver son identité et fera l’hypothèse qu’il se nomme Jason Bourne. Nous saurons qu’il a été recruté par la CIA pour un projet de guerre. Il est la créature d’un Frankenstein, ici le chef du projet, à l’ère du numérique et des neurosciences. Ce programme modifie le réel du corps dans une perspective scientiste pour faire de lui un être aux capacités augmentées. Or ce plus de performance implique un moins de subjectivité : effacement de la mémoire, du nom. Dans la série, ce projet rate. Lui qui était programmé pour être un objet, naît – son nom « Bourne équivoque sur born » [2] – comme sujet. Seul contre tous, il déroge au programme, il est « ce au moins-un (qui) ne se soutient qu’à part de tous les autres, comme inhomogène » [3], ainsi que l’écrit J.-Alain Miller. Il désire retrouver ses souvenirs et s’y affronter. « La seule vraie science, sérieuse, à suivre, c’est la science-fiction » [4] dit Lacan, car elle indique ce vers quoi se dirige la science. Ces fictions s’inspirent du programme de contrôle mental initié par la CIA dans les années 1950-1975, appelé projet MK-Ultra qui développait des techniques de manipulation mentale en utilisant des psychotropes (LSD).
Même si ce projet de la CIA nous semble d’un autre temps, lié aux techniques visant le contrôle mental des personnes durant la guerre froide, la « manipulation mentale » est une doctrine qui réapparaît de nos jours pour désigner les techniques de l’embrigadement sectaire ou de Daech. Les sectes utilisent des systèmes de communication dont le but est « une intégration dans la secte impliquant la perte de toute marque identitaire propre, de manière à faciliter la conversion de l’adepte, son engagement définitif – “sans critique” » [5]. Avec la doctrine de la manipulation mentale, les sujets embrigadés « (font) de l’Autre la cause unique de leur malheur » [6], ce qui laisse opaque la question de la responsabilité véritable du sujet.
[1] La mémoire dans la peau, réalisé par D. Liman, 2002. La mort dans la peau, 2004, The Bourne ultimatum, 2007, Jason Bourne, 2016, réalisés par P. Greengrass. Films tirés des romans de R. Ludlum.
[2] Wajcman G., L’œil absolu », Paris, Denoël, 2010, p. 166.
[3] Miller J.-A., « Neuro-, le nouveau réel », La Cause du désir, n° 98, mars 2018, p. 113.
[4] Lacan J, 1974, « Entretien avec Emilio Granzotto », Magazine littéraire, n°428, février 2004, p. 29.
[5] Lamote T., Hamon R., « Manipulations, harcèlements et complots : une paranoïsation imaginaire du lien social contemporain ? », Bulletin de psychologie, n°545, 2016 p.381-396, accessible sur internet.
[6] Idem.