Élisabeth Marion – L’effacement des souvenirs

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« Des chercheurs veulent combattre la peur en effaçant les souvenirs » [1], titre l’Express le 23 août 2017. Pour traiter les troubles post-traumatiques ou les phobies, des chercheurs en biologie cellulaire étudient, lors de situations de peur, ce qui se passe au niveau du cerveau. Ils envisagent d’effacer sélectivement ces souvenirs en diminuant les connections entre les neurones responsables de leur création. Leur postulat est donc que les souvenirs résultent de ces connections. La subjectivité est ainsi d’emblée évacuée.

Une autre étude [2], dans le but de lutter contre l’alcoolisme, teste l’effet de la kétamine sur l’effacement de certains souvenirs. Selon cette étude, le tintement des verres ou la vue d’une bière provoque l’envie de boire, il s’agit donc, là encore, de gommer ces souvenirs. – Notons que l’alcoolisme est ici réduit à un comportement sur le schéma stimulus – réponse sans tenir compte de la dimension subjective –. Voici l’hypothèse du chercheur : comme l’accès aux souvenirs, aussi appelés dans l’article informations, se fait par les connexions neuronales qui l’ont encodé, quand celui-ci est rappelé à la mémoire, ces connections sont déstabilisées. Or la kétamine, utilisé comme anesthésique, perturbe la mémoire. Administrée durant cette période d’instabilité, elle pourrait permettre de « ré-écrire » le souvenir qui conduit à l’addiction. Le souvenir « inutile » serait ainsi affaibli voire effacé. L’adjectif inutile indique comment la science, le fonctionnement du cadre expérimental, invalide ou nie le sujet de l’inconscient. Les découvertes de la science agissent de ce fait sur ce qu’est l’humain. Le cerveau est alors un outil qui traite l’information. Si celle-ci est inadéquate, elle sera rectifiée, c’est juste une question de technique. La responsabilité subjective du rapport au symptôme n’est pas évoquée. C’est un monde sans sujet, sans inconscient. Ainsi que le dit J.-A. Miller, in Neuro-, le nouveau réel « l’homme contemporain aime à s’imaginer être une machine » [3].

Selon ces articles, la science propose un monde où l’on vivrait sans être embarrassé de nos phobies, sans angoisse, sans qu’une madeleine de Proust ou le tintement d’un verre ne réveille des souvenirs « inutiles ». L’amnésie : voilà ce dont rêverait la science ! En 1960, Lacan concluait son séminaire L’éthique de la psychanalyse sur ce point : « La science est animée par quelque mystérieux désir, mais elle ne sait pas, pas plus que rien dans l’inconscient, ce que veut dire ce désir. L’avenir nous le révélera… » [4].

[1] Garcia V., L’express, 23 août 2017, article consacré à la méthode de Jun-Hyeong Cho et Woong Bin Kim.

[2] Dirigée par le Dr Ravi Das, chercheur au Département de recherche en psychologie clinique, pédagogique et de la santé http://www.psychostrategy.net/traitement-radical-de-l-alcoolisme-par-la-ketamin

[3] Miller J.-A., « Neuro-, le nouveau réel », La Cause du désir, no°98, mars 2018, p. 112.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre vii, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 374.

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