Sylvie Mothiron – Le réel, un point d’opacité
La conception héraclitéenne de la Discorde primordiale implique que les contraires constituent l’unité qui fait socle de la discordance : « On ne rentre jamais deux fois dans le même fleuve » dit Héraclite. L’unité résulte d’une tension des contraires, tout se meut et change en même temps.
L’homme qui nait dans « l’inachèvement anatomique », contrairement à l’animal « fini », vit dans la diachronie, dans le désarroi organique et l’incongruence d’un corps désaccordé de son milieu que traduit sa naissance prématurée. Il n’est pas attendu, n’a nul lieu spécifique où vivre, aucun rendez-vous défini avec nul objet du monde, pas de « milieu qui lui soit préformé ». [1]
Le chaos dont il est issu le précède de toute forme, de toute identité, de tout projet de réconciliation, avec lui-même, à répéter sans cesse cette perte originaire d’où il vient.
L’opération mentale par laquelle il procède à la rectification de l’image de son corps perçu comme morcelé par la constitution d’une image spéculaire idéale aux « vertus corporectrices et unifiantes » à laquelle il est infatué – comme nous l’enseigne J. Lacan dans le stade du miroir –, va lui permettre de se tenir debout et d’entrer dans le monde commun des semblants, montrant des qualités d’adaptation et d’invention pour s’ajuster au monde.
Le langage qui précède à son arrivée représente également une des prothèses des plus opérantes qui témoigne des effets du mordant de la langue sur le vivant, faisant ainsi condition de corps. « N’a pas un corps qui veut ! »
Le sujet qui s’appareille au langage se trouve alors « affecté » dans son corps et « parasité » par lui dans une modalité qui lui est singulière. Il se trouve marqué par l’impact de cette coupure signifiante originale qui découpe son corps en zones pulsionnelles et statue sa position de parlêtre, tout en l’inscrivant comme Un de solitude. Pour autant cela n’entame en rien ce manque inassimilable qui fait cicatrice de cette part de réel qui est la sienne, et avec laquelle il devra composer.
Le traumatisme qui rend compte du point d’impact laissé par cette collision du signifiant qui fait trace à la surface du corps, délimite ce trou qu’aucun objet ne saurait combler sans en révéler les bords qui l’entourent, si ce n’est à cerner pour chacun la dimension singulière de sa propre jouissance comme marque de fabrique avec laquelle le sujet s’écrit.
Une écriture dont J. Lacan dans le Séminaire Encore nous propose de la comparer à « ce travail de texte qui sort du ventre de l’araignée, sa toile. Fonction vraiment miraculeuse, à voir, de la surface même surgissant d’un point opaque de cet étrange être, se dessiner la trace de ces écrits, où saisir les limites, les points d’impasse, de sans-issue, qui montre le réel accédant au symbolique ». [2]
N’est-ce pas là, à cet endroit comme nous le propose J. Lacan que « se distingue le réel qui ne saurait s’inscrire que d’une impasse à la formalisation. » [3]
Là où cette écriture du réel demeure impossible – « ne cesse pas de ne pas s’écrire » –, le discours de la science, lui, insiste, pris dans sa « passion d’ignorance » à ne rien vouloir en savoir. Il ne cesse pas de vouloir en serrer la forme, d’en formaliser un standard, à vouloir représenter l’irreprésentable.
Il ne suffit pas de manier le langage pour habiter la parole, d’avoir un corps pour savoir s’en servir, de posséder l’organe pour en avoir l’usage. « L’esprit humain est voilé par l’épaisseur et l’opacité du corps mortel » qui initie chez lui le fait de parler, nous dit Dante dans son Traité de l’éloquence en vulgaire.
Aucune image cérébrale, aucun mathème ou gène pour traduire, saisir ce point d’opacité d’où ne cesse pas de ne pas s’écrire le sujet, en constante écriture de lui-même.
[1] Lacan J., « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 116.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 86.
[3] Ibid., p. 85.
