Fouzia Taouzari – Le propranolol ou la promesse d’une vie sans hystoire
Le jour de la Saint-Valentin, plusieurs articles défilent sur les réseaux sociaux. Deux chaînes de télévision titrent « Une pilule pour guérir du chagrin d’amour bientôt disponible en France » [1], « Propranolol : le remède en cas de rupture amoureuse ? » [2], ou encore « La pilule contre le chagrin d’amour débarque en France » selon Cosmopolitan. Vaste programme !
Petit détour par l’histoire de cette pilule dite « de l’oubli », le propranolol. Il s’agit d’un bétabloquant premièrement utilisé pour le traitement de l’hypertension artérielle. Il a trouvé ensuite une utilisation pour surmonter le trac que ce soit de la scène ou des examens. Il trouve aujourd’hui une nouvelle application dans le traitement du syndrome de stress post-traumatique. Il fut en particulier administré aux victimes des attentats de Paris de novembre 2015, sous forme d’un protocole mis en place par le professeur Alain Brunet, de Mc Gill, en collaboration avec le professeur Millet, à la Salpêtrière, sous le nom Paris Mémoire Vive. Ce médicament agit sur la mémoire à court terme, le souvenir émotionnel perdant petit à petit de son intensité. Le protocole est le suivant : encadré par un psychologue ou un psychiatre, le patient prend un comprimé et rédige son souvenir traumatique. Une heure plus tard, lorsque le médicament a fait effet, il le lit. Le protocole s’étale sur 16 séances. « Il faut préciser que, loin d’être une pilule magique, ce traitement ne fonctionne pas sur un tiers des patients » [3]. Il veut réduire le traitement du traumatisme à une manipulation de la mémoire, par-delà le sujet. Mais quoi qu’il en soit, la mémoire traumatique est à un tel point afférentée qu’elle met en échec un tel projet.
En ce jour de Saint-Valentin, nous apprenons que les médecins français vont être formés à cette « thérapie pour cœurs brisés » [4]. Voilà donc le chagrin d’amour élevé au rang de syndrome de stress post-traumatique, au même titre que la guerre et les attentats. Choisir ce jour de Saint-Valentin pour promouvoir un médicament et son cortège de protocole laisse perplexe. L’amour fait son entrée dans le marché de la rééducation comportementale comme si les affects étaient pathologiques et à éradiquer sans respect de l’histoire vécue, ni de la clinique différentielle des structures subjectives. Vertigineux ! Nous abordons ainsi l’ère de l’homme sans affects, sans aspérités où du seul fait de placer le sujet dans ce type de dispositif, « il est déjà destitué de ce qu’il a d’unique » [5]. En ce jour symbolique de l’amour, on fait la publicité de la pilule miracle et de son protocole. N’est-ce pas le meilleur jour pour attraper dans ses filets les cassés de l’amour ou ses prochaines victimes ? L’homme est devenu, pour reprendre Freud, « une sorte de “dieu prothétique”» [6].
Ce n’est pas sans faire penser au film de science-fiction, Equilibrium – datant de 2002, du réalisateur Kurt Wimmer – qui met en scène une société dont l’idéal est d’éradiquer les affects par l’administration quotidienne du Prozium à ses habitants. Cet opium délivre de la tristesse, anesthésie toutes formes de douleur morale en supprimant les souvenirs qui les causent. Dans cette perspective, chaque individu mène désormais une vie identique où règne le diktat de l’uniformisation et du conformisme. Il aborde chaque instant de sa vie sans surprise et en toute confiance : l’imprévisible est aboli.
Qui n’a pas rêvé après une rupture amoureuse de tout oublier, de jeter photos, lettres et supprimer tous les messages ? Bref, de faire reset, de faire taire la souffrance et les pensées qui reviennent en boucle pour décortiquer et comprendre ce qui s’est passé. Élever le chagrin d’amour au rang de syndrome, c’est nier la singularité de l’histoire amoureuse, la place occupée par le partenaire et la part du sujet lui-même dans ce cataclysme. Voilà qu’on apprend qu’en quelques séances et à l’aide d’une pilule miracle, on va faire passer à vitesse grand V, le deuil de l’être aimé ! Pire, en touchant au logiciel, pour reprendre Jacques-Alain Miller, « c’est une promesse […] que l’on pourra vous réparer, vous reprogrammer, on pourra toucher au logiciel » [7].
Nous sommes à l’ère du je n’en veux rien savoir pour aller mieux vite et passer à autre chose, sans le prix du savoir sur le réel auquel nous avons à faire. Nous savons combien il est illusoire de penser dompter le travail de deuil qu’implique une rupture amoureuse sans en passer par les tours et les détours de la parole.
Oui, l’amour a le pouvoir de dévaster, mais lorsqu’on a la possibilité d’en savoir quelque chose, on apprend comment fonctionne notre « programme » amoureux : c’est seulement par cette voie que nous avons la possibilité de le « déprogrammer ». L’amour et le désir échappent à tout calcul scientifique. Les affects, les sentiments, ne se mesurent ni à l’aune de la science ni à celle de la psychologie. Vouloir les nier – nier le symptôme – c’est nier l’humanité que chacun recèle en son sein. « La fin des peines d’amour est la fin de l’amour même » [8], écrivait Kant.
[1] Rédaction de LCI, « Une pilule pour guérir du chagrin d’amour bientôt disponible en France », LCI, 14 février 2019, disponible sur internet.
[2] Lepoivre A., « Propranolol : le remède en cas de rupture amoureuse ? », BFMTV, 14 février 2019, disponible sur internet.
[3] Rédaction de LCI, « Une pilule pour guérir du chagrin d’amour bientôt disponible en France », op. cit.
[4] Émission télévisée : Riffaudeau H., « La pilule qui atténue les traumas des victimes d’attentat », Envoyé Spécial, diffusée sur France 2 le 10 septembre 2017.
[5] Miller J.-A., « L’ère de l’homme sans qualités », La Cause Freudienne, no°57, juin 2004, p. 90.
[6] Freud S., Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971, p. 39.
[7] Miller J.-A., « L’ère de l’homme sans qualités », op. cit., p. 92.
[8] Kant E., Anthropologie considérée au point de vue pragmatique ou de l’utilité, trad. Joseph Tissot, Paris, Librairie Ladrange, 1863, p. 184. Disponible sur internet.