Amandine Mazurenko – Neurosciences et psychanalyse : un vieux couple sans rapport
Les neurosciences et la psychanalyse font couple, c’est indéniable. Elles partagent toutes les deux cette vieille « passion de la vérité ». L’une recherche avec ferveur la vérité sur le vivant en approfondissant les connaissances sur le fonctionnement cognitif, tandis que l’autre s’attache à mettre à jour le réel auquel le sujet à affaire, au un par un. Des deux, en ressort un savoir sur le parlêtre ou sur le vivant.
Force est de constater que la psychanalyse et les neurosciences ne s’attèlent pas au même objet de savoir. Toutes les deux filles des siècles des lumières, tel un héritage, elles partagent ce même amour inconditionnel pour la vérité, sans être pour autant superposables. Toute tentative de recherche qui consisterait à psychanalyser les neurosciences ou à neuroscientifiser la psychanalyse aboutirait à un échec cuisant.
Les neurosciences ne s’occupent pas du réel qui est en jeu. Elles n’en ont même aucune idée et n’en ont rien à faire.
La psychanalyse, quant à elle, nous invite à la prudence et se garde de toute forme de passion de la vérité généralisable pour tous : acquérir un savoir sur le réel en jeu pour un sujet n’aboutit pas à un savoir sur la vérité des êtres vivants dans leur ensemble. Le dernier enseignement de Lacan fait d’ailleurs tomber l’idée selon laquelle l’inconscient serait histoire et savoir, et dans ce cas, serait déchiffrable jusqu’à la moelle.
Cette passion de la vérité, « par quelque biais qu’on l’aborde, appartient au registre du sens » [1], là où le rapport princeps du sujet au réel est la défense et non le sens. Se défendre du sens revient à supporter, en d’autres termes, que tout ne peut s’interpréter, que le réel « ne s’accorde pas à la vérité » [2].
En ce sens, s’orienter du réel ou de la vérité ne donne pas une seule et même lecture sur le monde. Ainsi, les neurosciences n’ont pas vraiment besoin de s’attarder sur la logique subjective pour porter au jour une vérité sur le vivant.
Cette passion de la vérité enrichit le discours scientifique, tout particulièrement les recherches sur le fonctionnement neuronal dans son ensemble. Les neurosciences ouvrent tout un champ de savoir qui était jusqu’alors resté énigmatique. Les dernières découvertes sur le fonctionnement de la mémoire sont une promesse inespérée pour comprendre certaines pathologies cérébrales. Ce savoir qui encadre les observations cliniques du neuroscientifique ne prétend pas s’occuper des coordonnées subjectives et singulières. Tel un point aveugle au discours de la science, la dimension irréductible du trouble n’est pas traitée. Laissons cela aux psychanalystes !
Prenons un exemple. Que les modifications cérébrales et les troubles cognitifs, dans le cadre des perturbations fonctionnelles suite à un accident mettent à jour une théorie sur le fonctionnement neurologique dit « normal » est bien évidemment soutenue par la psychanalyse. Ce n’est en aucun cas du même objet dont elle s’occupe. La psychanalyse, elle, s’occupe davantage de l’événement dans « la spécificité qu’il prend pour celui qu’il concerne. Ainsi peut-on dire que « l’accident est unique » [3]. Derrière l’atteinte cérébrale, il y a une logique subjective, toujours une, laquelle reste irréductible aux différents savoirs scientifiques. L’un et l’autre n’annulent pas la dimension de vérité qu’elles sous-tendent. L’élaboration neuroscientifique s’occupe du sens absolu et généralisable de la fonctionnalité de la cognition chez l’être humain. Cette perspective scientifique touche à la vérité générale et globale du fonctionnement neurologique.
Lacan enseigne qu’il existe bel et bien un point de butée qui achoppe même à la fin d’une cure analytique. Déchiffrer toute la vérité sur les motivations inconscientes est un impossible. Ce point de butée, non déchiffrable du côté du sens, est ce qu’il a identifié comme étant le réel. Ne pas réussir à tout dire sur notre propre vérité, ne signifie pas faire silence autour du réel. Il n’en reste pas moins que l’opération analytique donne naissance à un certain savoir sur le parlêtre, élucubration de savoir non généralisable.
Autrement dit, la psychanalyse ne bouche pas la béance qui existe dans le savoir, bien au contraire, elle l’entrouvre. Les neurosciences, elles, s’évertuent à la camoufler entièrement en portant au zénith la vérité comme idéal – véritable objet agalmatique de la science. La mise en forme des unités de mesure quantifiables en est la preuve. En cela, il s’agit de mesurer la fiabilité des raisonnements scientifiques. Appliquer ces méthodes de quantification à l’ensemble des champs de savoir en prônant le tout-quantifiable est un risque totalitaire extrêmement dangereux qui annihile les différences.
Les neurosciences ne cessent de fantasmer ce vieux rêve d’idéal d’une harmonie par le calcul global et scientifique des rouages du cerveau humain. Tel un vieux couple, la dispute est inévitable dans la mesure où la psychanalyse lui chuchote à l’oreille : tu rêves ! L’ensemble des êtres humains ne peut être mesuré à partir d’une seule logique de calcul. La résistance face à ce point aveugle fait la vie dure à la psychanalyse. Les dernières recherches le démontrent, celles qui consistent à identifier les bases neuronales des comportements humains. L’idéal darwiniste n’est pas si loin, ne l’oublions pas. Établir l’ordre juridique et social sur la science nous ramènerait à des heures bien sombres et pourrait bien provoquer la rupture [4].
La psychanalyse ne nie pas les bases biologiques, mais elle a le mérite de défendre une certaine vigilance quant aux recherches actuelles, celles qui cherchent à tout réduire au biologique.
Faire battre les cœurs à l’unisson – véritable point aveugle du neuroscientifique – n’en demeure pas moins un idéal impossible à soutenir.
[1] Castanet H. et Strassmann S., « Réel, jouissance, corps vivant », Comprendre Jacques-Alain Miller, Paris, Max Milo Éditions, 2015, p. 80.
[2] Ibid., p. 77.
[3] Briole G., « Les événements ont-ils un visage ? », La Cause du désir, no 100, novembre 2018, p. 143.
[4] Cf. L’œuvre de Francis Galton (1822-1911), autour de la sociobiologie et biologie raciale.
Taguieff, P.-A., « Au cœur du raisonnement galtonien : le paradoxe de la politique malthusienne et sa solution eugéniste », Raisons politiques, vol. 26, no 2, 2007, p. 207, note 80 et 124 : « De 1908 à sa mort en 1911, Galton fut le Président honoraire de la Eugenics Education Society, fondée en 1907. » « Entre 1907 et 1920, aux États-Unis, dix-huit États avaient voté des lois sur la stérilisation. ».